Le chemin, je le connaissais. Le temps pour le parcourir aussi. Du
moins, je le pensais... La récompense à l'arrivée, je n'aurais pu
l'imaginer.
Ce jour-là, je ne sais ce qu'il me prit, mais il en
fut ainsi... Et aussi incroyable que cela puisse paraitre, nul dénoué
dramatique n'eut cette histoire. Car tout au long de mon chemin ce fut,
pour sûr, un ange, un séraphin, qui guida mes pas de bambin.
C'était
il y a bien longtemps, alors que je n'étais qu'un petit d'homme de neuf
ans, têtu comme un âne, aussi grand et affuté qu'un trombone, et avec
des envies de géants, comme celles de soulever des montagnes.
Ce soir-là, devant cette école, essoufflé, avec ma ceinture attachée
sur le front et mon veston noué autour du cou en guise de cape pour
faire l'avion, je m'étais senti soudainement bien seul. Tous mes
copains, super héros, s'étaient envolés. Ils s'étaient évanouis
subitement, enlevés dans la nuit par ces autos aux cœurs bienveillants.
Mon cartable éventré dans une main et dans l'autre mon pantalon en
perdition, je regardais au loin... Mais à mon attention, seule la lueur
d'un lampadaire, personne à l'horizon. Hormis cet impair, en commission,
de la part de mon père. Aussi, l'impatience comme seule compagnie, ce
fut tout naturellement que je décidai de m'avancer. De venir à la
rencontre de celui-ci.
Ce fut ainsi, pas à pas, point après point,
qu'il arriva ce qu'il arriva... Le point de non-retour atteint, sans
âme à mon égard au loin, je finis par me persuader que mes parents
m'avaient oublié et qu'ils pourraient être fiers de moi en me voyant
ainsi arriver. Alors, pourquoi s'arrêter en si bon chemin ?
« Dix kilomètres » disait un panneau. Trois fois rien. Le cœur
guilleret à l'idée de surprendre ainsi mes parents, j'alternai marche,
sauts à cloche-pied, pas-de-géant et petites foulées brinquebalantes.
Tout d'abord sur le bord de cette voie, où, cent fois capturé par le
halo des véhicules, qui à toutes vitesses se croisaient, je vis mon
ombre s'étirer à l'infini. J'avais l'impression d'être un GRAND à chaque
fois... Grand, mais gros, du fait de mon cartable sur le dos. C'était
marrant ! Certains véhicules se déportaient en klaxonnant; tandis que
d'autres faisaient s'envoler ma cape en me frôlant. Ça aussi c'était
marrant...
Certains s'arrêtèrent, allant même jusqu'à ouvrir leurs portières :
—
Monte petit, j'vais t'raccompagner chez toi, disaient certains, le
sourire en coin. Tu comptes aller où comme ça...sur le bord de cette
route ? »
— Non merci m'sieur, j'habite juste ici !
répondais-je à bout de souffle, en m'essuyant le nez du revers de la
main, et en leur indiquant du doigt une bâtisse illuminée dans la forêt,
non loin.
Sans leur laisser le temps de se poser
plus de questions, je déguerpissais d'un pas léger dans cette direction,
tel Philippides en chemin vers Marathon.
Pressés de
reprendre leurs chemins, la conscience immaculée d'avoir au moins
essayé, ils s'en repartaient. Non moins sceptique, c'est certain ! Et
cela au regard de mon air badin. Et pour cause,cette maison au loin ce
n'était rien de plus que du baratin.
Les bretelles de mon cartable
resserrées sur mon dos, je décidai de couper à travers bois; persuadé,
du temps et de la tranquillité que j'allais y gagner. Il me tardait
d'arriver. J'entendais déjà mes parents se vanter de mon exploit.
Ce fut bien plus tard, à la sortie du bois, le visage balafré, couvert
de boue, de sueur, et les yeux grands ouverts tel un hibou que je vis
apparaitre notre lotissement et ses lueurs. J'avais perdu mes souliers
au fond d'un marécage. Puis, poursuivi par les chiens du père Durand,
c'est une branche qui s'était interposée devant moi, violemment.J'avais
couru dans les bois, dans les champs, dans les herbes hautes ; en
montant,en descendant, en dégringolant. J'avais même dû abandonner mon
cartable. Il s'était enchevêtré dans du fil barbelé, et m'empêchait
d'aller de l'avant.
Le faisceau des gyrophares
balayait la façade de la maison. Il y avait des hommes en uniformes qui
discutaient, qui fumaient. Certains étaient presque aussi sales que moi.
C'était marrant ! Comme s'ils étaient passés aux mêmes endroits...
Comme si eux aussi s'étaient fait pincer les fesses par les chiens du
père Durand...
Je me faufilai par l'arrière de la maison,
discrètement. Je ne comprenais pas qui étaient tous ces gens. Mais il ne
fallait surtout pas que l'un d'entre eux gâche cette belle surprise que
je m'apprêtais à faire à mes parents.
Ce fut ma mère
que j’aperçus en premier lieu, en larme. Mon père se tenait juste
derrière, et tout autour d'eux encore ces gens en uniforme, l'air très
sérieux. Mon large sourire parti de travers au moment où la main de ma
mère vint s'abattre vigoureusement sur ma joue. Puis, une vive douleur,
un acouphène, et des larmes, difficiles à contenir. Celles d'un
crocodile...
Les derniers uniformes étaient
raccompagnés par mes parents qui se confondaient en excuse, platement.
Expliquant le retard de mon père et la bêtise de son fils,
inconscient... Moi, je hoquetais encore mes sanglots sur le divan du
salon lorsque soudain, je sentis une main se poser sur mon dos. Honteux,
le visage enfoui dans les mains, j'osai un œil, juste un, en coin.
C'était un pompier, vieux comme mon père, mais avec bien moins de chair
sur les os. Il me sourit, puis il se mit à genoux, à mon niveau.
—
D'après ce que j'ai cru comprendre, tu serais rentré de ton école à
ici, en marchant... Dans la forêt en pleine nuit, dans la boue, avec les
montées, dans les champs, et tout et tout ?
J'enfouis mon visage encore plus profondément dans le creux de mes mains, n'osant plus répondre.
Le pompier se releva, puis il m'ébouriffa les cheveux, fermement.
—
C'est un bel exploit, lança-t-il depuis le pas de la porte. C'était
dangereux pour toi, inquiétant pour tes parents,mais très courageux
d'avoir fait tout ce chemin en marchant...
Je relevai la tête, subitement. Le visage déchiré de larmes et de boue.
— Eh ben d'abord, j'ai pas beaucoup marché !! J'ai couru, aussi !
Gribouille
Des Mots dans la sueur