Parce qu'ils ne font pas partie de ceux que l'on enferme. Parce que
c'est à bout de souffle,les muscles tétanisés, qu'ils ont toujours gagné
leur liberté. Parce qu'ensemble, au fil des ans, ils ont mutuellement
enterré leurs bien-aimées. Parce qu'ils se l'étaient promis... Parce
qu'ils ont toujours tout partagé, tout couru, tout grimpé, tout vécu, et
tout pleuré. Parce que la vie ne les a jamais séparé. C'est pour toutes
ces raisons qu'en pyjama, ce matin-là, les vieux amis se sont fait la
belle. Le mur de la maison de retraite ils ont franchi, et comme deux
enfants espiègles ils sont partis. Bruno, le vigile, les a bien vus se
faire la courte échelle, mais il n'a rien dit. Il les connaît bien ces
deux-là. Dans le village, alors qu'il était enfant, il les admirait.
Personne ne pouvait les arrêter, et encore moins les rattraper. Il les
voyait filait comme le vent. Émile et Jean faisaient partie de ceux
capables de glisser et grimper sur les crêtes, du matin au soleil
couchant. Non, ce matin-là, il n'a pas eu le courage de bouger. Les yeux
brillants, il s'est souri tendrement. Il le savait. Un beau jour, Émile
et Jean s'en iraient, et il ne pourrait rien faire pour les en
empêcher. Car lui aussi le sait... À l'instar du chant des sirènes, le
chant des montagnes vous entraine, le marin plonge au plus profond,
tandis que le montagnard se laisse happer où l'oxygène se fait rare.
Leurs regards ont croisé le sien, alors que clopinant, ils prenaient les
sentiers des pénitents. Ce chemin, ils l'ont toujours aimé, car pour
certains,il ne mène nulle part, mais pour eux, il mène simplement où il
faut. Derrière la vitre, Bruno les a lentement salués d'un geste de la
main, comme ont le ferai à l'orée d'un rêve dans lequel on ne saurait
replonger.
Émile et Jean voulaient le voir, le sentir,
juste une dernière fois, ce soleil qui s'étire au-delà des cimes, celui
qui pendant tant d'années avait réchauffé leurs visages émaciés. Ils
voulaient le saluer et le sentir, juste une dernière fois, à présent sur
leurs visages bien trop élimés. Comme dans le temps, ensemble, ils
avaient gravi cet élément. Ils avaient réussi... Certes,pas comme avant,
l'un derrière l'autre, mais l'un à côté de l'autre. Sans mot dire. Ils
avaient une nouvelle fois donné tout ce qu'ils avaient et même plus,à
bout de souffle, les muscles tétanisés. S'aidant l'un et l'autre, après
chaque chute, pour se relever. Dans leurs, esprits, ils leur suffisaient
de tenir, juste tenir le temps d'un aller...
Là-haut, à bout
de souffle et titubant, ils ont alors souri à ces sommets, comme des
vieux amis remplis de respect. Lotis sur une dalle, les jambes dans le
vide, ils se sont souvenus de ces instants où avec eux il savaient joué
et de tous leurs pièges qu'ils avaient déjoués. Usés de toute une vie,
le jeu était à présent terminé. Comme une offrande ils étaient venus se
livrer.
Leurs pyjamas en lambeaux flottaient au vent,
tels des foulards de prières,lorsque le froid mordant les a repérés. Il
ne lui avait pas fallu longtemps pour les reconnaitre. Ils les
connaissaient bien ces deux-là. Ils lui avaient tellement ri au nez.
Mais c'est avec douceur et tendresse, tel qu'eux même l'avaient toujours
traité, qu'il décida de se faufiler. Dans une symphonie,comme un
murmure, un souffle dans l'air, il est venu se glisser, lentement au
plus profond de leur chair. Tel un opéra, la nature déploya ses plus
beaux aspects. Alors, hypnotisés, ils n'ont même pas tremblé, ni même
lutté lorsque leurs paupières, lentement, comme un rideau se sont
baissées.
C'est là, au-dessus des nuages, qu'ils ont été
retrouvés. L'un contre l'autre, satisfait, le sourire aux lèvres d'une
vie comblée. Parce que c'était ainsi, aux chants des montagnes qu'ils
avaient choisi d'abandonner leurs âmes. Parce qu'ils se l'étaient
promis, mourir là-haut, plutôt que de survivre ici...
Gribouille
Des Mots dans la Sueur
Gribouille
Des Mots dans la Sueur
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